Disclaimer : comme toujours, l’esprit critique commence avec ce qu’on écrit ici. On n’a pas la vérité révélée sur quoi que ce soit, encore moins sur cet art difficile qu’est l’esprit critique. La seule règle : remettez tout en cause, prenez ce qui vous nourrit, jetez le reste.
L’esprit critique est plus un art qu’une science. Certains de ses aspects n’obéissent pas forcément à des règles mathématiques, et certains relèvent même de l’intuitif plus que du rationnel pur.
L’intention du locuteur est un de ces aspects qui relèvent de cette zone plus floue, l’intuition, mais bigrement utile pour exercer son esprit critique.
C’est qu’on ne remet pas en cause avec la même férocité intellectuelle les propos d’un universitaire qui parle avec réserve d’un phénomène qu’il essaie de comprendre, et ceux d’un homme politique dans un meeting de campagne qui essaie de flatter son électorat, ou encore d’un commentateur à grosse tête qui n’a d’autre objectif que de vouloir avoir raison.
Il ne nous paraît pas irrationnel d’avoir une méfiance plus aiguisée face à des propos davantage mus par l’envie de convaincre que par l’envie de comprendre le monde. Parce que, (on connaît tous ça), quand on a envie de convaincre ou d'avoir raison, on a la fâcheuse tendance de laisser de côté les aspects qui ne nous arrangent pas vraiment. On passe par dessus bord, dans le désordre : la vérité, la complexité du monde, la bonne foi.
Conclusion temporaire : être conscient de l’intention de quelqu’un qui intervient dans les médias nous aide grandement à filtrer ce qu’il dit.
L’intention varie selon plusieurs facteurs (non-exhaustifs)
Plusieurs facteurs viennent donner une coloration à l’intention du locuteur. Essayons d'explorer les 3 plus courants. Et on vous encourage à prendre votre distance avec cette grille de lecture !
L’intérêt
Selon que l’intervenant dans un média ait ou non un intérêt dans la position qu’il défend (financier ou politique ou autre), son intention peut changer du tout au tout.
Première chose à regarder donc : celui qui parle a-t-il à première vue un intérêt ? Exemple : on demande au Patron de Monsanto si on doit se rassurer sur les OGM (CBS, septembre 2015 - Youtube, 7 min) Réponse de l’intéressé : 1) on produit des graines, on est des agriculteurs 2) les OGM sont observés et étudiés depuis 20 ans 3) on est le produit agricole le plus contrôlé de l’histoire 4) je suis confiant sur la sécurité des OGM.
Est-ce qu’il a forcément tort ? On n’en sait rien. Mais notre esprit critique doit tourner à plein régime, et pour cause : c’est dans son intérêt (sa survie en tant que CEO de Monsanto) de convaincre le téléspectateur que les OGM ne sont pas dangereux. Dans ce cas précis, il faut partir du principe que le gars, défendant son bifteck, peut potentiellement mentir comme un arracheur de dents. Quitte à changer d’avis s’il nous prouve le contraire. Mais le point de départ, c’est : il a un intérêt à nous convaincre. Esprit critique : level maximum.
Contre-exemple : Pascal Boniface, interrogé sur la géopolitique US (Mediapart, mars 2019 - Youtube, 29 min). Et il explique, grosso modo, que les Etats-Unis sont un danger pour le monde. A-t-on une raison de penser qu’il ait un intérêt à défendre cette position-là ? C’est un universitaire, géopolitologue, directeur de l’IRIS, qui fait son job de d’analyse et de décryptage. Est-ce que ça veut dire qu’il a raison ? Non. Mais on n’a pas de raison de penser qu'il est dans son intérêt de nous raconter des salades.
La position d’observateur ou d’acteur
C’est une variante de la problématique de l’intérêt qu’on vient d’évoquer. Le métier des uns et des autres, ou plutôt la position d’observateur ou d’acteur qu’elle procure, a une sacrée influence sur leur intention.
On l’évoquait à l’instant, un universitaire qui intervient dans un média a, à priori, davantage tendance à expliquer un phénomène qu’à convaincre à tout prix. Exemple type : Hervé Le Bras, historien et démographe, sur les gilets jaunes (Arte, 28 minutes, décembre 2018 - Youtube, 41 min). En position d’observateur. Ce qui ne l’empêche pas d’être potentiellement partial, de se tromper, et parfois même de vouloir convaincre. Mais il part d'une position d’observateur.
Un responsable politique, en revanche, essayer de comprendre un phénomène, ce n’est pas son sujet. Son sujet c’est de convaincre, de plaire, de gagner une majorité à lui. Exemple type : François Hollande expliquant que son adversaire, c’est la finance (sous-entendu, il se battra contre). (Discours du Bourget, janvier 2012 - Youtube, 32 sec). En position d’acteur. Est-ce que ça veut pour autant dire que tout ce qu’il dit est faux ? Bien sûr que non. Mais il ne nous paraît pas aberrant de mettre une couche d’esprit critique supplémentaire face à ses propos, chiffres et démonstrations.
Evidemment, il n’y a pas les gentils universitaires d’un côté, les méchants politiques de l’autre. Tout ça est gris, et il y a des hybrides. Exemple : Alain Bauer, spécialiste de la criminalité et conseiller de Nicolas Sarkozy, parle de la baisse de la délinquance (TV5 Monde, novembre 2010 - Youtube, 7 min). D’un côté, Alain Bauer est un spécialiste reconnu de la question, personne ne s’amuserait à remettre en cause sa compétence. D’un autre côté, Alain Bauer a travaillé pour le gouvernement qui annonce cette baisse (il a été longtemps conseiller de Nicolas Sarkozy). Est-il observateur ou acteur ? On ne sait pas trop, et prenons ses avis pour ce qu’ils sont : un son de cloche parmi d’autres.
En un mot : le métier, ou du moins, la position d’observateur ou d’acteur sur un sujet donné, peut être un élément intéressant à connaître avant d’écouter quelqu’un.
L’égo
Dernière chose qui peut faire grandement varier l’intention, et non des moindres : l’égo. Est-ce que le monsieur ou la dame qui s’exprime veut aider tout le monde à mieux comprendre ? Ou est-ce qu’il ou elle veut exister ?
Essayer de définir la taille de l’égo du locuteur n’est évidemment pas une chose aisée. Ajoutons qu’on quitte là complètement les chemins de l’esprit critique rigoureux, et qu’on se rapproche dangereusement de la psychologisation dans le débat politique, porte toujours un peu compliquée à ouvrir. Notre expérience nous indique néanmoins qu’essayer de flairer la taille de l’égo de notre intervenant nous en dit long sur la pertinence de ce qu’il raconte.
Exemple : le débat entre Raphaël Enthoven, philosophe et chroniqueur, et Etienne Chouard, professeur de droit, blogueur et figure de proue du mouvement des gilets jaunes (Sud Radio, janvier 2019 - Youtube, 49 min). On se gardera d’avoir une opinion trop absolue sur la question, mais à première vue, on a un Etienne Chouard humble, qui malgré des idées assez tranchées, essaie d’expliquer, de faire comprendre, d’apporter de nouvelles idées, bref, il est tourné vers ceux qui écoutent (et on laisse de côté les bêtises qu'il a pu dire sur d'autres sujets). De l’autre, un Raphaël Enthoven qui, pour chroniqueur de qualité qu’il soit, va chercher la bébête, chipotte sur le sexe des anges, se met en scène, et, on lui demande pardon, s’écoute parler.
On peut bien évidemment ne pas être d’accord avec notre lecture sur un sujet aussi “mou”. Mais on pourrait prendre d’autres exemples qui corroboreraient notre idée : plus la taille de l’égo de l’intervenant est grande, plus il faut appliquer une dose d’esprit critique importante à ce qu’il dit.
Conclusion. Quand on voit quelqu’un intervenir dans un média, posons-nous la question de savoir quelle est son intention. Evidemment que ça ne suffit pas pour juger de la qualité d’une intervention. Mais c’est une donnée intéressante en matière d’esprit critique. La logique nous aidera jusqu’à un certain point (est-ce un observateur “neutre” ou un militant politique ?), le reste se fera au ventre.